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Questions de genre et de sexe chez les Iroquois

Achille pansant Patrocle
kylix à figures rouges du peintre de Sôsias,
v. 500 av. J.-C., Staatliche Museen (Berlin)
On m'a parfois demandé comment, à la lumière des différentes sociétés, il était possible d'articuler la question de l'homosexualité à celle de l'oppression des femmes. J'ai toujours répondu en disant que je me sentais bien incapable de donner une réponse générale ; la question me semble si complexe qu'elle mériterait une longue étude spécifique, étude que je n'ai pas menée et qui, à ma connaissance, reste à faire.

Pour donner néanmoins quelques pistes, une premier point de départ consiste à se défaire de l'idée que la répression de l'homosexualité irait nécessairement de pair avec la subordination des femmes (le « patriarcat », concept assez fourre-tout). Il faut aussi se défaire de l'idée  inverse, qui voudrait qu'une société sans domination masculine serait nécessairement tolérante pour les comportements homosexuels (ou avec la transgression des normes sociales du genre, ce qui n'est pas la même chose).

Croire que la domination masculine s'accompagne nécessairement d'une réprobation, voire d'une répression, de l'homosexualité, est clairement une idée fausse, inspirée par notre propre société. Un contre-exemple est fourni par ces Grecs de l'Antiquité qui, tout en reléguant les femmes au gynécée, faisaient l'éloge des « amitiés viriles » (en clair : homosexuelles). Celles-ci pouvaient concerner un homme d'âge mûr et un adolescent (la pédérastie proprement dite), ou deux hommes du même âge (ainsi que se laisse interpréter la relation entre Achille et Patrocle). L'ethnologie fournit elle aussi nombre de contre-exemples flagrants, à commencer par les Baruya de Nouvelle-Guinée, parfois appelé le peuple le plus machiste du monde, où les adolescents (mâles) étaient initiés au travers d'une série de rites homosexuels. Là, comme chez certaines des tribus voisines, l'homosexualité n'était pas seulement tolérée : elle était prescrite. Ajoutons que les sources ne parlent que de l'homosexualité pratiquée dans le cadre de l'initiation ; savoir comment la société aurait réagit à l'homosexualité au quotidien entre deux hommes adultes est une tout autre question (sur laquelle je n'ai pas de réponse).

La lecture récente de l'ethnographie assez ancienne, mais ô combien détaillée de F.-J. Lafitau (1724) m'a incité à écrire ce billet à propos des Iroquois, qui illustrent très bien toutes les subtilités du problème. Rappelons que les Iroquois ont traditionnellement représenté l'archétype d'une société prétendument matriarcale. Pour discutable qu'elle soit, cette caractérisation reposait sur une réalité incontestable : les femmes iroquoises possédaient les champs, les récoltes et les maisons longues dans lesquelles les maris venaient habiter... aussi longtemps qu'ils ne donnaient pas à leur épouse un motif de les mettre dehors. Les plus âgées des femmes iroquoises possédaient des droits politiques étendus, président notamment à la nomination et à l'éventuelle révocation des chefs de paix, les sachems.

Plusieurs éléments, néanmoins, viennent nuancer ce tableau. D'une part, ainsi que je l'ai mentionné dans mon Communisme primitif..., la situation des hommes qui refusaient la vie de guerrier pour adopter les occupations des femmes (les berdaches) n'était guère enviable. Sans acquérir le moins du monde les droits des femmes, ils perdaient tous ceux attachés à la condition d'homme et de guerrier. Le berdache...
« se voyait aussitôt ostracisé de la société des hommes, qualifié de femme ou de squaw, et privé d’assister et de prendre la parole aux séances des conseils de sa communauté jusqu’à ce qu’il se soit racheté en devenant un guerrier ou un chasseur réputé. » ( L. Carr, « The Mounds of the Mississipi Valley Historically Considered », Smithsonian Institution Annual Report, Washington, 1891)
Danse pour le berdache - peinture de G. Catlin
Les sources ne sont pas particulièrement explicites sur les orientations sexuelles de ces individus , ni sur la possibilité qu'ils avaient de se marier, avec des hommes ou des femmes. L'absence de toute mention de tels mariages dans une documentation très abondante rend  leur existence très peu probable. En sens inverse, tout indique que la possibilité d'opter pour un rôle d'homme n'était pas ouverte aux femmes. Chez les Iroquois, on ne trouve nulle trace de femme guerrière, contrairement à ce qu'il en était dans d'autres tribus, telles que les Cherokee, un peuple de langue iroquoienne qui vivait dans l'actuel Tenessee.

Dans un autre ordre d'idées, Lafitau signale chez les Iroquois la pratique des « amitiés viriles », qu'il rapproche de celles de l'Antiquité, signalant tant leur dimension sexuelle que le lien très fort qu'elles représentaient (il parle d'unions « sacrées »). Voici la description qu'il en donne (j'ai respecté l'orthographe et la syntaxe originales) :
« L’Athenrofera, ou les Amitiés particulières entre les jeunes gens, qui se trouvent établies â peu près de la même manière d'un bout de l'Amerique à l'autre, sont un des points des plus interessans de leurs moeurs, parce qu'elles renferment, un article des plus curieux de l’Antiquité, & qu'elles servent à nous expliquer ce qui étoit sur cela en usage, particulièrement dans la République des Cretois, & dans celle des Spartiates.(…) Ces liaisons d'amitié, parmi les Sauvages de l'Amérique Septentrionale, ne laissent aucun soupçon de vice apparent, quoiqu'il y ait, ou qu'il puisse y avoir beaucoup de vice réel. Elles sont très anciennes dans leur origine, très marquées dans leur usage constant, sacrées, si je l'ose ainsi dire, dans l'union qu'elles forment, dont les nœuds sont aussi étroitement serrés que ceux du sang & de la nature, & ne peuvent être dissous, qu'à moins que l'un d'eux s'en rendant indigne par des lâchetés qui deshonoreroient son ami, l'obligeât à renoncer à son alliance, ainsi que quelques Missionnaires m'ont dit en avoir vu des exemples. Les parens sont les premiers a les fomenter, à en respecter les droits ; elles sont honorables dans leur choix, étant fondées sur un mérite mutuel à leur façon, sur la conformité des mœurs, & sur des qualités propres à exciter l'émulation, laquelle fait souhaiter à un chacun d'être ami de ceux qui font les plus considérés, & qui méritent mieux de l'être.
Ces amitiés s'achetent par des préfens, que l'ami fait à celui qu'il veut avoir pour ami ; elles s'entretiennent par des marques mutuelles de bienveillance ; ils deviennent Compagnons de chasse, de guerre , & de fortune ; ils ont droit de nourriture & d'entretien dans la Cabane l'un de l'autre. Le compliment le plus affectueux que puisse faire l'ami son ami, c'est de lui donner ce nom d'Ami : enfin ces amitiés vieillissent avec eux, & elles sont si bien cimentées, qu'il s'y rencontre souvent de l'héroïsme, comme entre les Orestes & les Pylades. »
Au moins deux conclusions s'imposent.

La première est que les sociétés guerrières, dans lesquelles les hommes passent le plus clair de leur vie ensemble et où ils ont à affronter de graves périls, ont souvent suscité et valorisé ce type de couples masculins homosexuels et ce, indépendamment de la position des femmes dans la société et de l'estime dans laquelle elles étaient tenues.

La seconde conclusion est que les sociétés savent peuvent parfaitement dissocier orientations ou pratiques sexuelles, des rôles sociaux et de la division sexuelle du travail. Pour un homme iroquois, entretenir des relations intimes avec un autre homme ne posait aucun problème, et n'était apparemment pas considéré comme incompatible avec une situation familiale normale. Refuser en revanche les charges guerrières entraînait une forme de mise au ban de la société.

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